L’émancipation commence quand on remet en question l'opposition entre regarder et agir (.. ) Le spectateur aussi agit, comme l'élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu'il voit à bien d'autres choses qu'il a vues sur d'autres scènes, en d'autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. (...) Ils sont à la fois ainsi des spectateurs distants et des interprètes actifs du spectacle qui leur est proposé.
Jacques Rancière
Très tôt, l'enfant cherche naturellement à représenter le monde qui l'entoure trouvant ainsi du plaisir dans la représentation. Puis devenu adulte, il éprouve le désir irrépressible de reproduire la réalité dans le but de se l’approprier et de la comprendre.
En imaginant des mondes fictifs, les artistes, les auteurs obéissent à leur nature et deviennent de fait, les créateurs de l’immersion.
L’immersion est présentée à tort comme une forme artistique totalement nouvelle. Elle fait partie de notre quotidien : nous faisons une expérience immersive à chaque fois que nous ouvrons un livre ! En lisant un roman, vous entrez dans une fiction, dans une réalité autre, construite par votre imaginaire en collaboration avec l’auteur.
Le théâtre immersif est un théâtre qui vous propose une réalité alternée, c’est à dire une fiction qui se déroule dans notre monde réel. Vous pénétrez donc dans un univers fictif en 4 dimensions et côtoyez physiquement les comédiens. Vous êtes libre de vous déplacer dans tous les espaces de jeu au gré des différentes intrigues qui se nouent sous vos yeux.
Dès lors rien ne dirige votre regard. Tout fait sens : chaque chose, chaque objet, chaque parole. Vous êtes libre d’interpréter, d’associer, de comprendre, de vous tromper, de vous asseoir, de vous émouvoir, de vous déplacer..
Du point de vue littéraire le théâtre immersif est un récit arborescent.
L'univers fictif est la simulation de l’environnement réel des personnages. Vous êtes au contact des objets de leur quotidien : autour de vous vous trouvez leurs affaires, leurs secrets, leurs traces de vie. Les personnages vivent, se rencontrent et modifient leurs univers en permanence. Le théâtre immersif est un art mimétique vous faisant entrer dans un monde vraisemblable, habité; un lieu de vie.
Le monde fictionnel est celui qui vous appartient. Chaque objet a une mémoire, chaque chose a une histoire, chaque pièce à une identité, chaque élément contribue au récit. Mais c’est à vous de le compléter par votre imaginaire. Dans ce monde fictionnel, ce sont surtout les rapports entre les personnages, leurs échanges, leurs dialogues qui sont vraiment capables de reproduire l'apparence de la vie. Vous observez des êtres vivre dans leur environnement et, plongé au cœur de l’intrigue, vous voulez connaître la suite, le devenir de ce personnage.
La théâtralité est un concept simple. Le terme est apparu au 19e siècle pour désigner des œuvres picturales conçues pour intégrer le spectateur. C’est le cas de la plupart des tableaux d'Edouard Manet : dans la scène représentée, un personnage nous regarde et par conséquent nous inclut. Cette prise en compte du spectateur induit toujours un effet d’implication.
C’est le cas de la fameuse Salle aux Géants du Palais Te exécutée par Jules Romain. Cette œuvre environnementale englobe les spectateurs dans une fresque géante qui fait disparaitre l’architecture au profit d’une illusion visuelle. Le spectateur est au coeur du déchaînement de la colère de Jupiter. Vasari décrit ainsi le dispositif :
« Personne ne peut songer voir jamais une peinture plus horrible et plus effrayante et celui qui entre dans cette salle, en voyant les fenêtres, les portes, et d’autres choses semblables se tordre, et être prêtes à tomber, et les montagnes et les édifices tomber, ne peut pas ne pas craindre que chaque chose lui tombe dessus ».
Jules Romain, La Chute des Géants (1532-1535), ensemble de fresques recouvrant la salle des Géants du Palais Te. Mantoue.
Le Theatron (regarder, contempler, le lieu d'où l'on regarde) de l'époque grecque antique désigne alors l'hémicycle destiné aux spectateurs et à la représentation. Un théâtre est donc un lieu complexe construit autour du public.
Le théâtre, en tant que genre littéraire, est donc intrinsèquement lié au lieu où se joue la pièce.
Reprenons la définition de Roland Barthes qui fait figure d’autorité :
"Qu'est-ce que le théâtre ? Une espèce de machine cybernétique [une machine à émettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent ; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes) ; on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité : une épaisseur de signes." — (Roland Barthes, « Littérature et signification », Essais critiques, 1963)
La théâtralité peut donc être considérée comme un dispositif créant une expérience au moyen d’une polyphonie de signes et d’informations, visuels, sensoriels, sonores ou verbaux, qui sont organisés pour être reçus par un spectateur.
Norman Rockwell, Critique d'art - © 1955 SEPS: sous licence Curtis Publishing, Indianapolis, IN.
L’immersion est l’art de faire entrer le spectateur/lecteur dans la fiction. Elle a lieu quand le spectateur se saisit du dispositif et décide d’y croire, de façon active, en convoquant son imaginaire.
Pour certains, l’immersion est le fait d'être immergé dans un environnement, absorbé par des sensations physiques provoquées par cet autre monde à explorer. Mais cette approche littérale ne décrit que le dispositif artistique, c’est à dire la théâtralité comme exposé ci-dessus.
Or, il convient de ne pas observer le dispositif comme une œuvre d’art autonome que le spectateur doit contempler en tant que tel. Pour exemple, le théâtre du Globe de Shakespeare n’était pas l’objet de l’expérience artistique mais le moyen, le lieu d'où l'on regarde.
Le public ne pouvant assister à toutes les intrigues doit choisir le chemin de sa propre expérience à travers les salons, chambres et couloirs du bâtiment en suivant le personnage de son choix. La proximité avec les protagonistes de l’intrigue lui permet de vivre intimement les situations à égalité avec les personnages.
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