Pour mieux comprendre le théâtre immersif

par Jean-Patrick Gauthier  - mars 2018

En France, le théâtre immersif est encore assez méconnu et certainement mal compris par le spectateur qui assimile certaines formes théâtrales à du théâtre immersif.

Pour comprendre le théâtre immersif, il faudrait déjà pouvoir en dessiner les contours.

Marcel Freydefont, scénographe et enseignant à l’école nationale supérieure d'architecture de Nantes, dans son article « Les contours d'un théâtre immersif (1990-2010)» et après avoir évoqué dans son préambule  le « Théâtre sphérique » et le « Théâtre de l'espace », en donne un début de définition : « Le théâtre immersif (…) constitue une scène spatiale et tridimensionnelle qui entend rompre à nouveau avec la scène bidimensionnelle, la scène-tableau, en se situant dans la dynamique de toutes ces recherches tout en empruntant d’autres voies. »

Certaine formes de théâtre comme le théâtre déambulatoire, de promenade ou le théâtre environnemental (Hamlet dans son château par exemple) qui abolissent la frontière du quatrième mur, pourraient-elles être assimilées, aux vues de cette définition, à du théâtre immersif ? Je ne le crois pas. On pourrait tout au plus qualifier ces formes de théâtres d'expérience immersive. La rupture de la division frontale entre la scène et la salle n'est que le premier pas vers une intégration physique immersive car si le théâtre immersif demande de ré-envisager l'espace de représentation, il implique aussi et surtout d'interroger la place du spectateur au cœur du dispositif, son immersion sensorielle et dramaturgique. Voilà, selon moi, l'essence même du théâtre immersif : il faut placer corporellement le spectateur au cœur de l’action tout en privilégiant le facteur relationnel, l’immerger dans ce qui va devenir une expérience pour lui au sens premier de faire éprouver, une expérience à vivre de façon singulière et partagée.

Outre la rupture de la division frontale, l'utilisation de certains procédés est essentielle pour construire ce type d'expérience, ces procédés devenant de fait, des éléments constitutifs de la définition du théâtre immersif.

Les procédés qui me semblent les plus significatifs sont les suivants : la narration polychronique et la désignation identitaire qui sont les fondements des paliers progressifs d'interaction.

La narration polychronique

C'est une forme de narration plurielle et non linéaire qui multiplie les façons par lesquelles les événements racontés peuvent être liés les uns aux autres pour produire « la » narration en tant que telle. La plupart du temps, elle est composée de scènes simultanées et elle est segmentée par des scènes préprogrammées et communes qui servent à reprendre le contrôle de l'expérience. Ces moments s'avèrent nécessaires à l'avancée de l'histoire. Ce type de narration permet au participant qui est intégré dans l'espace de la fiction, de se déplacer au sein d’événements pré-écrits.

C'est grâce à cette narration que le premier degré d'interactivité peut apparaître, celui de la navigation : le spectateur a la liberté de choisir son propre chemin narratif parmi les choix proposés, d'avancer à son rythme et donc de composer son propre parcours. Les événements narratifs ne sont pas affectés par la navigation du participant. Un deuxième palier d'interactivité peut alors être franchi par l'implication identitaire du participant.

La désignation identitaire

Elle permet de placer le participant au cœur de l'expérience tant au point de vue de son identité individuelle que du personnage qu'il incarne. Soit il conserve sa propre identité et participe en tant qu’individu, soit il reçoit une nouvelle identité et entre dans la peau d'un personnage.

Dans le premier cas, l'identité du participant est utilisée dans le dispositif. Cette personnalisation est facile à mettre en place : le spectateur peut, par exemple, être appelé par son prénom lors de l'expérience ce qui stimule son identification, le décalage entre sa propre identité et celle de son « personnage » étant minimisé.

Dans le deuxième cas, le participant incarne un personnage qu'il a choisi ou qui lui a été imposé. Il peut décider d'injecter ou non ses propres valeurs à l'expérience et faire coïncider les sensations qu'il éprouve avec celles de son personnage.

Dans les deux cas, la liberté d'action du participant est limitée car si le cadre social est temporairement suspendu, le cadre spectaculaire implique lui aussi des conventions que le participant sera tenu de respecter. Les contraintes sociales sont remplacées par des contraintes dramaturgiques. Mais le deuxième degré d'interactivité, celui de la participation, est atteint. Le spectateur est intégré dans le monde fictionnel. Il constitue un personnage secondaire dont les actions ne modifient pas le cours de la narration mais il peut converser, agir avec les autres personnages.

Ces deux paliers que sont la navigation et la participation, sont purement de l'ordre du choix et de l'interactivité sélective mais ils permettent une forte sollicitation corporelle et suscitent une sensation aiguë de présence.

Un troisième palier pourrait exister : la possibilité de transformer le spectateur en « Dieu omnipotent », qui pourrait modifier la narration par ses actions et qui serait totalement engagé en tant que participant. Mais ce degré d'interactivité pour le théâtre immersif me semble illusoire et relève plus du jeu vidéo.

La notion d'interactivité, complexe et très à la mode, recouvre une multitude de définitions et est fréquemment associée à d'autres notions (partage, échange, sensation, etc.), ce qui entraîne un estompement  des spécificités de chacune. Mais il semble évident que par sa nature même, le théâtre immersif soit interactif car si le spectateur est sensoriellement et dramaturgiquement plongé dans l'univers imaginaire dont il fait partie, l'interactivité peut alors apparaître à l'intérieur d'une structure préprogrammée.

Le théâtre immersif place donc le spectateur au cœur de l'expérience. Stimulé par des sensations environnementales couplées à une histoire, un récit,  le spectateur occupe une place centrale dans le dispositif même si cela ne signifie pas pour autant qu'il jouisse d'une véritable marge de manœuvre, ses agissements personnels ne conditionnant pas forcément le déroulement de l'histoire.

Mais quelle histoire ?  Car il reste à s'interroger maintenant sur la nécessité de créer un répertoire qui défendrait ce théâtre et qui reste aujourd'hui, en France, totalement à inventer.